104.

« Comme elle a grandi, me dis-je. Elle a pris de l’assurance, c’est déjà presque une femme. »

Jennie venait de s’avancer à la barre des témoins, le visage rayonnant, les cheveux brillant de reflets d’or. Je la sentais confiante et sereine. J’aurais aimé pouvoir en dire autant de moi-même.

Nathan la guida dans son récit avec un soin extrême.

Elle raconta comment Will était venu la voir le soir du drame, l’endroit où il se tenait, son regard lourd de sous-entendus au moment où j’étais entrée dans la chambre.

« Jennie et moi, on allait s’amuser un petit peu. Tu viens au lit avec nous ? On se fait une triplette ? » Voilà ce qu’il a dit à ma mère. Je ne sais pas pourquoi il a dit ça, mais c’est ce qu’il a dit.

En entendant sa déclaration, que les jurés ne pouvaient pas mettre en doute, en l’entendant répéter les paroles de Will, je me suis retrouvée paralysée de colère, comme la première fois, et je me suis dit : « Heureusement qu’il est mort.

C’est horrible à dire, mais je suis heureuse qu’il soit mort. »

Nathan ne l’accapara pas plus de vingt minutes. Nous nous étions mis d’accord et il avait presque signé le pacte dans le sang. Quand il eut fini, il revint s’asseoir près de moi et me prit la main.

En lui serrant les doigts, je murmurai :

— Nathan, merci d’être aussi patient avec moi.

— Merci de me faire confiance, me rétorqua-t-il à mi-voix.

Dans le jury, les visages demeuraient impassibles, mais je voyais que Jennie avait fait mouche chez les femmes.

On savait désormais que j’avais tué non pas pour me défendre, mais pour défendre ma fille. Jennie avait tenu parole.

Malheureusement, le plus dur restait à venir. Dan Nizhinski s’approcha lentement de la barre. « On dirait une orque qui s’apprête à dévorer un anchois, me dis-je. Il n’y a que la notoriété qui l’intéresse. Grâce à ce procès, il peut devenir célèbre du jour au lendemain. »

— Mademoiselle Bradford… Jennie, commença-t-il tout doucement, d’une voix presque timide.

— S’il vous plaît, l’interrompit-elle en affrontant son regard, ne m’appelez pas par mon prénom. Vous ne me connaissez pas, monsieur Nizhinski.

Soupir du substitut. Jennie menait un à zéro. Mais il en fallait plus pour déstabiliser Nizhinski. Très vite, il repartit à l’attaque.

— Vous avez une amie très proche du nom de Millie Steele ?

— Oui, répliqua Jennie, apparemment prise au dépourvu.

— Je crois savoir qu’elle est votre meilleure amie, n’est-ce pas ? poursuivit le substitut avec une amabilité suspecte.

Jennie hésita, puis acquiesça d’un signe de tête. Je la voyais gamberger, essayant de deviner où Nizhinski voulait en venir.

— Vous devez fournir une réponse audible, mademoiselle Bradford, intervint le juge Sussman. Millie Steele est-elle votre meilleure amie ?

Nathan Bailford se leva lentement.

— Objection, Votre Honneur. Je ne vois pas ce que les rapports entre Mlle Bradford et Mlle Steele ont à voir avec cette affaire. Dois-je rappeler à chacun que Mlle Bradford n’a que quinze ans ? Ce procès, et tout particulièrement ce témoignage, représentent-pour elle une épreuve des plus douloureuses. Je vous demanderai donc de veiller à ce qu’elle demeure aussi brève que possible.

— Votre Honneur, riposta Nizhinski, les jurés vont rapidement comprendre la finalité de mes questions. Il s’agit d’un point extrêmement important, je vous en fais la promesse.

— Poursuivez, fit Sussman. Je prends note de votre engagement et vous enjoins de montrer la plus grande prudence.

Quand Nizhinski se rapprocha de Jennie, mes doigts se crispèrent. Je n’aimais pas ça et, visiblement, Jennie non plus.

— Bavardez-vous souvent avec Millie ? Au collège ? Parfois après les cours ?

— Oui, monsieur. Même avant les cours, répondit-elle avec un sourire aussitôt repris par les jurés.

Je lisais cependant la perplexité sur son visage et j’avais envie de lui crier : « Où veut-il en venir ? Fais attention ! »

— Mentiriez-vous à votre amie ? Vous souvenez-vous de lui avoir déjà menti ?

— Non. Millie et moi, nous ne nous mentons jamais.

— Alors, écoutez ce qui va suivre, Jennie. Le 13 octobre, votre meilleure amie Millie Steele a fait la déposition suivante au poste de police de Bedford Hills…

Le substitut s’interrompit et ouvrit l’énorme classeur qu’il avait pris avec lui, un classeur impressionnant, gainé de cuir noir :

— … « Jennie était amoureuse de son beau-père. Elle n’arrêtait pas de raconter qu’elle voulait… qu’elle voulait… enfin, qu’elle voulait coucher avec lui et qu’elle ferait n’importe quoi pour le séduire. »

Nizhinstki referma doucement le classeur.

— Avez-vous déclaré à Millie Steele que vous étiez amoureuse de Will Shepherd ?

Je sentis mon estomac se nouer. « Qu’est-il en train de lui faire ? Oui, elle craquait pour Will, et alors ? »

— Oui, mais…, commença-t-elle.

— Répondez simplement par oui ou par non, si vous le voulez bien. Étiez-vous amoureuse de votre beau-père ?

« Il s’acharne sur elle ! Il faut immédiatement l’empêcher de continuer ».

Je chuchotai :

— Nathan ?

— Attendez, Maggie. Écoutez.

— J’étais attirée par Will. Oui, monsieur.

— Avez-vous jamais tenté de le séduire ?

— Pas vraiment.

— Vous ne répondez pas à ma question, mademoiselle Bradford. Oui ou non, avez-vous tenté de le séduire ?

— Oui. Enfin, d’une certaine manière.

— Avez-vous couché avec lui ?

— Non ! s’écria-t-elle. Vous êtes vraiment dégueulasse ! Non, non et non !

« Non ! Dieu merci ! Maintenant, lâchez-la ! »

— Dans ce cas, si ce n’est pas dans un lit, où avez-vous fait l’amour avec lui ? Millie Steele affirme que vous l’avez fait !

— Nous n’avons jamais fait l’amour !

— Pardonnez-moi, mais c’est difficile à croire. Vous êtes une très jolie jeune fille, Jennie, et Will Shepherd, comme nous en avons eu maints témoignages dans cette cour, avait un faible pour les filles jeunes et jolies. Êtes-vous en train de me dire que, bien que vous vous soyez littéralement jetée dans ses bras, il n’a pas voulu de vous ? Sa réputation nous incite à penser le contraire !

Jennie fondit en larmes et, dans la salle, on n’entendit plus que ses sanglots. Elle était redevenue une adolescente.

— Nathan, je vous en supplie, chuchotai-je une nouvelle fois.

Nizhinski, impitoyable, se rapprocha encore de Jennie.

— En fait, n’est-il pas exact que vous étiez amants depuis plusieurs mois ? Que l’argument de la défense, selon lequel votre mère l’aurait tué pour vous protéger, se trouve désormais sans fondement ? Que votre mère, en fait, l’a tué par vengeance ?

— Je ne me suis pas jetée dans ses bras ! Il ne m’a jamais touchée ! Il n’a jamais rien fait d’indécent, comme vous, en ce moment !

Nizhinski recula d’un pas et la cloua du regard.

— Savez-vous ce qu’est un faux témoignage ?

Elle acquiesça d’un signe de tête.

— Répondez par oui ou par non, s’il vous plaît. La sténographe ne peut consigner les gestes.

— Oui, fit-elle d’une voix frêle.

— Connaissez-vous les peines prévues en cas de faux témoignage ?

— Pas exactement. Allez-vous me jeter injustement en prison, comme vous l’avez fait avec ma mère ?

— Un faux témoignage peut mener en prison, mais il n’y a là aucune injustice, mademoiselle Bradford. Votre mère a assassiné Will Shepherd parce qu’elle pensait que lui et vous étiez amants.

Nathan bondit de son siège.

— Objection ! Objection !

— Je n’ai plus de questions, acheva Dan Nizhinski, et il s’éloigna.

Un gigantesque brouhaha noya la salle et plusieurs minutes s’écoulèrent avant que les coups de marteau frénétiques du juge Sussman réussissent à ramener l’ordre.

On raccompagna Jennie en pleurs. Je tendis le bras, sans pouvoir la toucher.

— Ça va aller, maman, me glissa-t-elle au passage. Personne ne peut plus nous faire de mal.

Je ne demandais qu’à la croire.

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